Prière d’Édouard Pailleron
Voici la Prière pour la France « C'est pour la France encore vivante que je prie ! » d’Édouard Pailleron (1834-1899), Avocat parisien, poète, journaliste, co-directeur de la Revue des deux Mondes et membre de l'Académie française.
La Prière pour la France d’Édouard Pailleron « C'est pour la France encore vivante que je prie ! » :
« C'est pour la France encore vivante que je prie ! Mon Dieu, je viens à Vous car notre âme meurtrie est lasse de combattre et de désespérer. Regardez-nous, Seigneur, daignez considérer que nous sommes à bout de sang et de souffrance, et de hontes, et que ce pays c'est la France ! Hier, ce peuple en deuil était son peuple ; hier, heureux, rien qu’à la voir si grande il était fier. Elle avait dans l’histoire une page étoilée, sous le ciel où planait une Victoire ailée, elle marchait : ses pas sonnaient superbement. Le plateau du destin s'abattait lourdement lorsque sa volonté tombait dans la balance. La paix du monde était faite de son silence et les rois sur son front épiaient l'avenir. Ceux qui vivent d'espoir ou bien de souvenir, les faibles et les forts, avaient les yeux sur elle ; elle était le soldat de l'idée immortelle et quand on la voyait, on disait : La voilà ! Et son âme sur nous rayonnait ! Et cela, c'était hier. Seigneur, Votre droite est terrible ! Et ces temps ont passé comme l'eau dans un crible. Splendeurs ! Ô vanités ! Tout s'est évanoui, et sa force, et sa gloire, édifice inouï des siècles ! Un seul jour a vu tous ces désastres et la France est tombé comme tombent les astres en laissant échapper le monde de ses mains. Jour de colère ! Jour aux sombres lendemains ! L'ennemi débordant comme une vague immense, et l'éternel combat qui toujours recommence ; toujours les affûts lourds sautant sur le pavé et l’espoir fou, toujours déçu, toujours rêvé. Puis l’angoisse, les noirs convois, la ville en armes, et les mères comptant les heures par leurs larmes, et les efforts géants, hélas ! Et superflus... La défaite ! Le flot emportant dans son flux le camp après le camp, la ville après la ville, et la victoire aisée au point d'en être vile. La défaite ! Et sans frein, comme un cheval sans mors, partout, partout, la guerre ! Et les morts ! Et les morts ! Plus d'armée, un troupeau ! Plus de combats, des crimes, d'un côté des bourreaux, de l'autre des victimes ! Plus que regorgement d'un grand peuple effaré et toujours la défaite ! Et sur le sol sacré, s’élargissant toujours irrésistible et lente, toujours l'invasion, cette lèpre sanglante ! Et nous, tournés vers Vous, Seigneur, nous, terrassés, vaincus enfin ! Vaincus ! Ce n'était pas assez, comme de notre orgueil notre néant se joue ! Il fallait tendre après la poitrine la joue. Après notre agonie et leur triomphe épais, le cérémonial funèbre de la paix. Donc, France, il t'a fallu, sous le pied des armées céder, abandonnant tes deux filles aimées, mère douloureuse, au bras de ton vainqueur... Mais va, changer de nom n'est pas changer de cœur, guerre âpre ! Paix sans merci ! Hontes jumelles, ceux qui boivent la haine à vos maigres mamelles n'auront jamais d'oubli pour un tel souvenir, et vous avez rougi l'aube de l'avenir ! Eh bien, la chute affreuse et les défaites sûres, et le pays râlant par toutes ses blessures, et cette guerre enfin, et cette paix. Eh bien, tout cela, tout cela, Seigneur, ce n'était rien. Non rien ! Le monde a vu dans une lutte impie (Ciel juste ! qu'est-ce donc que cette ville expiée ?), pris des stupidités tragiques de Babel, des frères, des hommes si le fauve est l'enfant de la femme, des Français, des Français si le nom vaut sans l'âme, ivres et se ruant sur la grande cité, faisant à notre honte une virginité. Ils ont pris la mourante et traîné sur leurs claies son corps, des mêmes coups trouant ses mêmes plaies, dans un acharnement tranquille, sans remord, ruinant sa ruine, ô Dieu ! Tuant sa mort et du poids de leur crime alourdissant ses chaînes. Étonné notre horreur et déplacé nos haines ! Oui ! Devant l’ennemi joyeux et stupéfait, ce que lui n'avait pas osé faire, eux ont tout fait ! Et ceux-là se disaient les fils de tes entrailles, Mère, qui te faisaient ces rouges funérailles ! Et ceux-là se nommaient tes soldats, liberté ! Tes soldais, ce sont ceux qui, pour l'humanité sauvaient, avec leur sang, de l’aventure immonde, la France, et, dédaigneux de son dédain, le monde. Pour eux, les évadés farouches du devoir, ils ont pillé le droit et saccagé l'espoir, si bien qu'elles aussi, comme nos palais sombres, nos âmes à présent sont pleines de décombres! Et c'est pourquoi je viens et je dis : Dieu clément, sommes-nous châtiés ? Si c'est un châtiment ? Nous avons descendu les marches de l'abîme : la faute, le malheur, et la honte et le crime ; puissants hier, vaincus aujourd'hui... Mais demain que serons-nous ? Seigneur, où mène le chemin que gravit en pleurant, depuis plus d'une année celle que votre Église avait pour fille aînée ? Et que fait-elle, errante, et sans un défenseur, au bord de l’ombre où doit la Pologne sa sœur, et comme elle guerrière et comme elle martyre ? Est-ce que d'elle aussi l’Éternel se retire ? Est-ce que son courroux mystérieux la suit ? Va-t-elle encore longtemps errer dans cette nuit effrayante, n'ayant pour guide et pour boussoles que les éclairs sanglants des convoitises folles ? Est-ce que l'Immuable a déjà prononcé ? Est-ce que cette nuit c'est déjà le Passé ? Est-ce vrai que tu vas mourir, ô ma Patrie ? De l'abîme, Seigneur, Seigneur, vers Vous je crie ; je sais que devant Vous nul n'est pur, mais vraiment, Vous nous avez frappés aussi trop rudement. Grâce ! Épargnez ce peuple qui tous aime. Maintenant qu'il n'a plus d'ennemi que lui-même, liez sa main de peur qu'il ne dépense encore contre lui sa colère ardente, ce trésor ! Des partis affolés calmez le rut cynique pour seule ambition et pour pâture unique, et pour tourment fécond et des nuits et des jours, donnez-nous cet amour fait de tous les amours, le tien, Patrie ! Et que ton image voilée soit debout dans nos cœurs, ô grande inconsolée ! Obsède-nous sans trêve, à toute heure, en tout lieu, Amour fait d'un mystère et d'un nom comme Dieu ! Que son feu nous unisse et sa foi nous enivre... Sachons mieux que mourir pour elle, sachons vivre. Mon Père, ô mon Dieu ! Je Vous prie à genoux : laissez-nous notre orgueil suprême, laissez-nous cette vertu dernière et qui nous est restée, la seule qui chez nous n'ait jamais eu d'athée, l'Honneur ! Cette pudeur des peuples, oui, l'Honneur ! Et nous Vous bénirons dans les siècles, Seigneur ! Amen. »
Édouard Pailleron (1834-1899)