Voici l’interview de Mgr Dominique Rey, Évêque de Fréjus-Toulon, sur l'Exhortation Apostolique Post-Synodale « Amoris Laetitia » du Pape François, qu’il qualifie comme « un petit Manuel au service de la Vocation des Époux à la Sainteté ».
Quelle est la nouveauté de l’enseignement du Pape François sur la Famille par rapport à ses prédécesseurs Jean-Paul II et Benoît XVI ?
Je crois que l’on ne peut qu’être frappé par le souci constant du Saint-Père de se placer dans le sillage de ses prédécesseurs dans ce domaine, et plus largement sa conscience claire d’être le dépositaire d’un héritage précieux à transmettre au monde aujourd’hui. Les citations du Magistère abondent, qui illustrent clairement ce qu’il a toujours affirmé : « Je suis fils de l’Église ! »
Il est, en revanche, évident que chaque pasteur garde son style propre. Celui du Pape François se veut éminemment pastoral, au service de l’accompagnement des personnes, au plus près des situations vécues par les Familles. Réalisme et simplicité, pragmatisme et miséricorde caractérisent toute son Exhortation : le ton n’est pas sans rappeler celui de Saint Jean XXIII, un Pape qui parle à l’Église comme un curé à sa paroisse.
On peut aussi s’émerveiller de voir comment le Pape François nous offre une synthèse accomplie des apports du Concile Vatican II en matière de morale conjugale et familiale. Après les combats héroïques du Bienheureux Paul VI, la contribution immense de Saint Jean-Paul II et les éclairages précieux de Benoît XVI, est offert à l’Église un outil adapté pour l’annonce de l’Évangile de la Famille dans le monde actuel.
Le Pape François nous fournit un instrument riche et stimulant, apte à alimenter cette « conversion missionnaire » à laquelle l’Église est appelée.
Quelles sont les vérités bibliques et théologiques que le Pape a voulu rappeler sur l’amour humain ?
Si l’on accepte de ne pas se précipiter sur le huitième chapitre (les situations difficiles), on découvre une véritable somme sur la spiritualité de l’Amour conjugal et du Mariage (quatrième chapitre). Le Pape prend le temps d’approfondir, en partant de l’hymne à la charité de Saint Paul, ce lien qui unit les époux. Aucun thème n’est éludé de ce qui peut éclairer cet amour, le nourrir, l’enraciner ; aucune difficulté n’est évitée parmi les nombreux obstacles qu’il peut rencontrer. On y trouve comme un écho, dans le contenu, le ton et l’enthousiasme, de « Novo millennio ineunte », où Saint Jean-Paul II avait tracé le programme pastoral pour le nouveau millénaire.
Toute l’exhortation pourrait être présentée comme un petit Manuel au service de la Vocation des époux à la Sainteté. Le Pape offre, selon le souhait de Saint Jean-Paul II, une pédagogie de la Sainteté conjugale et familiale, capable de s’adapter aux rythmes de chacun (neuvième chapitre, sur la spiritualité conjugale).
Loin de se contenter d’aborder les « situations exceptionnelles », le Pape rappelle avec force la dimension surnaturelle du Sacrement de Mariage, sa radicalité et le primat de la Grâce.
Pourquoi le Pape François insiste-t-il sur le fait que tous les débats – autour de la Famille – ne peuvent être tranchés par le Magistère ?
En bon pasteur, il sait bien qu’une loi ne peut jamais envisager tous les cas particuliers. Aussi, il n’ajoute ni ne retranche rien du déjà riche enseignement de l’Église sur la Famille et le Mariage. Mais celui-ci doit être tout entier lu et compris à la Lumière de la Miséricorde, cette clé qui permet de comprendre au mieux la mission du Christ et le cœur de Dieu. Nul n’en est définitivement exclu !
Le regard que le pasteur porte sur son troupeau ne peut que refléter celui de Jésus, « saisi de compassion » et soucieux de n’en perdre aucun. Il sait bien que la conversion ne pourra jamais être le fruit de rappels incessants de la règle ou de la norme, mais qu’elle naîtra d’un amour inlassable qui ne cesse de se pencher sur la misère du pécheur.
Il n’est pas possible de comprendre le sens de ces affirmations sur le Magistère en dehors de cette perspective. Le bon larron, qui n’a pas été touché par l’énumération des Commandements, a été saisi par cet « Amour extrême » dont il a été le témoin. Les regards qui nous élèvent sont ceux qui espèrent le meilleur de nous. Le Pape n’est pas un arbitre entre deux camps : il est le doux visage du Christ miséricordieux sur terre !
Le Pape a-t-il une méthode jésuite bien à lui ?
En lisant l’exhortation, on découvre un mariage audacieux – plutôt réussi – entre Saint Ignace de Loyola et Saint Thomas d’Aquin… Jésuites et Dominicains unis dans un même document. En fin connaisseur de l’âme humaine, le Pape nous fait profiter de sa riche expérience dans le domaine du discernement. Avant de taxer grossièrement son enseignement de « jésuite », on appréciera son art de la synthèse.
Le Pape nous fait profiter de sa pratique des Exercices Spirituels et de sa méthode. Il prend le temps de mettre en lumière tous les aspects de la vocation familiale en partant des réalités humaines ordinaires, des mille détails tirés du quotidien, accessibles à tous. La description n’en reste pas à ses seuls aspects psychologiques. C’est un tableau lumineux qui nous est proposé, où l’on voit comment la Grâce de l’Esprit Saint vient enrichir les situations les plus banales.
Appuyé sur la Parole de Dieu et le Magistère (comme dans « Evangelii gaudium », on retrouve de nombreux apports des différentes conférences épiscopales), il nous fait profiter de sa riche culture personnelle (Saint Augustin, Saint Jean de la Croix, Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, mais également le moraliste dominicain Antonin-Gilbert Sertillanges, Martin Luther King, le pasteur Bonhoeffer, le philosophe Gabriel Marcel, le psychanalyste Erich Fromm).
Comment peut-on sortir de la grille de lecture progressiste/conservateur qui a dominé les travaux du précédent Synode ?
En étant Catholique, c’est-à-dire en abandonnant définitivement ces catégories, absolument incapables de refléter la richesse de la vie de l’Église !
En renouvelant notre attachement filial au Pape et en cessant de le soupçonner de calculs mesquins, de mesurer notre attachement à lui en fonction de son adhésion supposée à telle ou telle position doctrinale ou pastorale !
En épousant cette vision prophétique qui consiste à accueillir la Miséricorde comme « ultime planche de salut pour l’humanité », « rempart et réponse ultime opposée au mal », vrai visage de l’Amour du Père et manifestation de sa Tendresse pour l’humanité !
Le reste n’est qu’une lecture sociologique indigente et superficielle.
Faut-il parler d’une « nouvelle page dans l’histoire de l’Église » (cardinal Kasper) , ou d’une continuité avec l’enseignement de l’Église (Mgr Ganswein) ?
Cet enseignement fera date, car il est un fruit mûr des plus belles intuitions du Concile. Il révèle une synthèse aboutie et paisible. On ne peut certainement pas le considérer comme un arbitrage rendu après un conflit. On y retrouve toutes les préoccupations exprimées par le Pape depuis le début de son pontificat, qui vont bien sûr au-delà des questions conjugales : l’Église appelée à être « en sortie missionnaire », vers les « périphéries existentielles », comme « un hôpital de campagne » ; une Église qui ne peut pas être « auto-référencée », où « le temps est plus important que l’espace », ou chacun doit pouvoir trouver sa place ; une Église qui lutte contre « la culture du rejet ou de l’indifférence », qui est « pauvre et pour les pauvres »…
Le Pape François prolonge l’enseignement de Saint Jean-Paul II sur la loi de la gradualité. Il s’agit, selon la belle expression de Jean Vanier, de devenir « ami du temps », d’être surtout soucieux de favoriser des processus de croissance, d’accueillir et d’encourager ceux qui peinent sur le chemin. C’est un peu un esprit catéchuménal qui demande à être insufflé dans toute la Pastorale Familiale. Un soin particulier est demandé pour accompagner et faire mûrir à chaque étape de la vie cette capacité d’aimer qui ne demande qu’à se développer en chacun.
Certes, l’enseignement ne change pas, mais tout change dans la mesure où l’on ne doit marcher qu’en tenant compte de ceux qui ne peuvent plus marcher, qui se sentent exclus, abandonnés ou condamnés par l’Église.
Peut-on parler de rupture dans la tradition à propos de la Pastorale des divorcés « remariés » ?
Certains ne manqueront pas de chercher des ruptures dans les notes de bas de page du chapitre 8. En réalité, il s’agit plutôt d’un manuel de théologie pastorale. Il est évident que l’accompagnement personnel doit tenir compte d’un certain nombre de facteurs et de circonstances, qui peuvent atténuer ou diminuer la responsabilité.
Nous devons accepter de ne pas réduire les personnes à des « cas » qu’il faudrait résoudre et pour lesquels il y aurait à coup sûr une solution toute faite. La réalité est souvent beaucoup plus nuancée. Il est souvent question dans l’Exhortation de « formation des consciences ». Les éclairer est en effet une part importante de la mission de l’Église. Mais cela prend assurément du temps.
C’est surtout le regard que le Saint-Père demande de changer, pour être capables de discerner la Grâce de Dieu à l’œuvre dans le cœur de tous les fidèles, y compris dans celui de ceux qui sont engagés dans une nouvelle union.
Interview de Mgr Dominique Rey réalisé par Samuel Pruvot pour Famille Chrétienne (N°1996 du 13/04/2016)
Voir également de Monseigneur Dominique Rey :
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