Voici une savoureuse Lectio Divina sur les « Noces de Cana » (Jn 2, 1-12) du Père Charbel Pazat de Lys (osb) de l’Abbaye Sainte-Madeleine du Barroux.
« An 27, noces à Cana. Apparemment, Jésus a été appelé parce que sa maman y était, à ces noces ; lui a déjà des disciples, mais il n’était pas encore très connu et on pouvait les prendre pour un groupe d’amis ; peut-être certains d’entre eux avaient-ils des liens avec leurs hôtes, étaient-ils témoins des mariés. Il semble donc que dans cette première partie de la scène, Marie précède son Fils. En même temps, tout révèle une grande proximité de Jésus à Marie.
Quelques heures après. Par une porte entr’ouverte du fond de la salle, on perçoit un peu d’agitation et de rumeurs discrètes. Il manque du vin ! Marie l’a remarqué, mais cela ne s’est pas encore vu. Le maître d’hôtel n’était pas au courant, le commentaire qu’il fera à la fin permet de le deviner. Marie, Elle, le sait parce qu’elle est femme, Mère, qu’elle est proche des serviteurs, proche des petits ; sans doute ceux-ci la connaissaient-elle déjà, appréciaient sa bonté, et savaient qu’Elle avait toujours de bonnes idées. Alors Marie fait observer le fait à Jésus, tout en sachant qu’Il sait.
Mais il ne faudrait pas imaginer la Sainte Vierge toujours à genoux devant son Fils comme nous devant l’Hostie ; jusque-là, elle a son rôle de Mère, et elle le tient. Toutefois, elle sait aussi qu’elle n’a pas besoin de lui dire : « fais ceci, fais cela » ; il suffit qu’elle dise ce qui se passe, comme plus tard les sœurs de Lazare lorsque leur frère est malade. Il y a aussi une proximité maternelle de Marie à Jésus ; elle connaît son Fils, elle sait combien Il aime les petits, et aussi ce dont il est capable. Rien n’empêche de penser, en effet, que dans d’autres circonstances, Jésus ait pu « dépanner » discrètement ; non pas qu’il se soit livré dans son enfance, comme le prétendent certains apocryphes, à une sorte de magie gratuite et ostentatoire, mais Marie a certainement constaté plus d’une fois comment les éléments eux-mêmes étaient soumis à son enfant, comment en sa présence certaines situations semblaient s’arranger d’elles-mêmes, pour eux et pour d’autres. Et cela crée entre eux une complicité spéciale.
Aussi Jésus lui répond-t-il avec la même complicité. En toute cette scène, n’oublions surtout pas les regards, qui ne sont pas décrits, mais font partie de la réalité ; beaucoup d’autres choses se sont communiquées entre Marie et Jésus que les seules paroles n’ont pas rapporté. Aussi, qu’on se rassure, Jésus n’est pas impoli de ne pas dire « maman » à Marie, mais de dire « femme ». Pensez ce mot avec le regard qui l’accompagne. Il marque au contraire un profond respect, qu’on trouve d’ailleurs dans l’expression courante équivalente en espagnol (« Mujer »). On peut déjà deviner bien des choses dans cette belle expression, qui donne l’impression que le mot « femme » sert de code pour dire que la pièce est commencée et que chacun doit tenir une place dont il a bien conscience : en Marie, la femme, qui sent les choses, sait discerner le besoin, faire le lien, exposer les requêtes, disposer, mettre en condition. Mais là, ça va encore plus loin ; il y aussi et surtout la Mère qui donne son Fils, pour qu’il soit Époux.
Et c’est alors qu’on s’aperçoit qu’en réalité cet épisode de Cana est prodigieux, essentiel, parce qu’il marque le moment où Marie, en quelque sorte, finit de mettre son Fils au monde. En effet —je le dis souvent aux mamans— toute femme met au monde deux fois : la première, c’est l’accouchement, si douloureux au corps ; la seconde, c’est quand la mère laisse partir son fils vers son destin public, lorsqu’il se marie ; c’est bien plus déchirant, mais pour l’âme. Pardonnez encore une expression espagnole, mais dans cette langue on ne dit pas « mettre au monde », on dit (« dar a luz ») « donner à la lumière », ce qui je crois explicite davantage la dimension de don, de détachement, et de visibilité. Or voilà qu’avec ce mot « femme », tout se passe comme si Jésus donnait à sa mère un signal pour finir cette « mise en lumière », cette épiphanie ; il le fait à sa manière toute délicate, tout en obéissance.
Pour bien le comprendre, il faut imaginer un peu la quantité comme la qualité des conversations qui ont précédé cet instant. Il y a longtemps que Marie sait qu’elle devra accomplir cette séparation qui est un « don à la lumière ». Elle est prête. Combien de fois n’y a-t-elle pas pensé, combien de fois n’en ont-ils pas parlé, combien de fois n’a-t-elle pas retourné tout cela dans son cœur ! Car Marie a raconté à Jésus enfant l’histoire des bergers et des anges qui chantaient à sa naissance, celle des Mages qui étaient venus le voir, d’Hérode qui voulait le tuer, de leur fuite en Égypte —Jésus se souvenait d’avoir habité dans un autre pays quand il était petit. Nul doute qu’à la veillée ils ont discuté ensemble pour qu’elle comprenne pourquoi Jésus avait fait une fugue, comment il avait pu parler aux docteurs, ce qu’il voulait dire par « les affaires de son Père ». Quand l’Esprit était descendu sur Lui et qu’une voix avait parlé devant tous, au baptême, ce n’était pour Marie que le dernier épisode d’une longue série de choses stupéfiantes, qui lui rappelaient sans cesse que son Fils n’était pas pour elle, qu’Il devrait se manifester, être donné à la lumière, au monde, comme Époux. Dans leurs conversations, dans la communion de leurs Cœurs, chacun savait son rôle, sa place. Elle s’y attendait. Il fallait juste que Jésus donne le signal. Un regard d’affection et de respect : « Femme ».
Alors on comprend mieux l’expression : « en quoi cela nous concerne-t-il ? ». Oui, « voyons, si ce n’est vraiment qu’une question de boisson, qu’est-ce que cela peut nous faire, toi et moi ? Tu me connais, tu sais d’où je viens et ce que je suis venu faire. Si ce n’était que cela, j’aurais déjà arrangé la chose sans que personne ne s’en aperçoive ». Mais Jésus teste la disposition de sa Mère : veut-elle seulement rendre un service ? Ou bien a-t-elle senti que le grand moment est venu ? Tout comme l’ange à l’Annonciation, Il demande son consentement, le don de sa liberté. Il ne veut pas l’obliger. Il est Fils.
C’est pourquoi il dit « mon heure n’est pas encore venue ». Et c’est vrai. Son heure, la fameuse heure dont ils ont tant parlé, celle qui occupe tout son esprit, qu’il attendra avec tant d’angoisse et de désir, cette heure où, sur la Croix, il donnera les hommes à sa Mère et sa Mère aux hommes, cette heure où Marie obéira à son Fils pour nous enfanter tous, cette heure-là n’est pas encore venue. Mais il laisse à Marie le choix d’une autre heure : celle où Elle le donnera, Lui, à la lumière, au monde, celle où toute mère finit son enfantement. Celle où il devient Fiancé, Époux. En fonction de la réponse de Marie, il saura ; une dernière fois, il sera l’enfant qui obéit à sa maman.
Un simple croisement de regards se produit ; des regards ô combien profonds, intenses, tendres et ardents ! Une pause sans doute, un silence, le temps d’une grande page qui se tourne. Et la réponse de Marie tombe, qui va tout de suite infiniment plus loin que les besoins matériels : « faites tout ce qu’Il vous dira ». C’est le consentement de la Mère au mariage du Fils ; c’est comme si Elle disait : « il est tout à vous maintenant ; désormais tout va se passer entre vous et Lui, et si j’ai un seul conseil de mère à vous donner, c’est de faire tout ce qu’il vous dit. Alors vous le connaîtrez. Vous verrez, ça change tout ! ».
Jésus a tout de suite compris le consentement de Marie. Dans son regard, une immense gratitude, une admiration réelle, à peine voilée par une pointe d’inquiétude qui s’invite en arrière-plan, où se dessine l’ombre de la Croix. Les serviteurs ont suivi le dialogue, sans vraiment comprendre, avec anxiété ; ils ont cru à un moment que Jésus ne ferait rien, et de toute façon ils se demandent ce qu’Il peut bien faire, et si par hasard il n’aurait pas apporté quelques cruches avec lui, en cadeau. Alors quand Marie leur dit de faire tout ce qu’il demande, l’espoir renaît, ils font confiance. Mais quand Jésus dit de remplir les jarres d’eau, de nouveau les questions se bousculent dans la tête : « Il ne va tout de même pas faire une grosse blague au maître d’hôtel ? Ça risque de nous coûter cher ! » Ils regardent Marie ; dans son visage, dans son geste simple, ils retrouvent tout de suite la paix : « Allez ! De toute façon on n’a pas de solution. Si Elle dit que c’est bon, on ne risque rien ! ». Ils voient Marie, ils croient Jésus.
Alors qu’en emplissant les jarres ils portent encore un regard interrogateur vers Jésus, une merveilleuse odeur envahit soudain la pièce, et leur fait retourner la tête vers les récipients : du vin, et quel vin ! Un doigt pour goûter : c’est vrai ! L’excitation les saisit, leurs visages rayonnent ! St Jean est sobre, mais c’est tout cela qui se cache derrière sa phrase : « eux, ils savaient bien ! » Joie, admiration, reconnaissance, soulagement ! Mais chez ces petits, ces anawim, sans doute une autre dimension : un étonnement éperdu. Comment a-t-il fait cela pour nous, nous les petits, qu’avons-nous mérité, comment pouvons-nous vraiment, mais vraiment, être l’objet de sa tendresse ? C’est au fond le sentiment profond de toute épouse face à son époux, le premier jour. Jésus a fait sa déclaration, et on peine à croire d’être les élus…
Pourtant, même s’ils n’ont pas tout compris, ce sentiment rejoint la réalité profonde de ce qui vient de se passer. Ils ne peuvent pas même rêver à quel point, en effet, ils —et nous avec eux— sommes l’objet de sa tendresse. Ils ne peuvent pas imaginer que pour Jésus, ce vin, c’est déjà tout Lui-même dans son Sang. Tout donné, tout livré. Marie, Elle, le devine soudain, et son âme bouleversée abrite des sentiments qui sembleraient contradictoires à tout homme —mais elle est femme : une prodigieuse allégresse dans un cœur serré d’angoisse. Elle l’a donné, son petit ; elle ne regrette pas. D’emblée, il réalise une transformation merveilleuse, d’emblée il soulage, apaise, réjouit. Mais à ses yeux d’autres images se profilent dans les reflets vermeils ; Elle réalise d’un coup pourquoi il fallait que ce sang de vigne fût contenu dans des jarres destinées aux purifications : c’est Lui la vigne…
Jamais fiancée n’a reçu autant d’un seul coup que nous, l’Église, en ce jour où Jésus s’est déclaré à nos âmes. Il transforme, il purifie, il rend parfait, il réjouit, et tout cela jusqu’au bout ! Oui, jusqu’au bout dit le maître d’hôtel : usque adhuc, jusqu’à maintenant, la fin du banquet. Mais dans les oreilles de Jésus, dans celles de Marie, il y a comme un écho : usque in finem, « jusqu’à la fin », l’expression que St Jean emploiera le Jeudi saint pour dire l’amour de Jésus, lors du dernier banquet. Qui d’autre qu’eux pourrait alors penser au banquet sans fin de l’éternité ? Jésus lui, dans la suite, y pensera souvent, souvent il y fera allusion. Ce n’est pas pour rire qu’Il s’est donné pour Époux, il n’a pas fait semblant : ni pour le sacrifice, ni pour la joie finale.
D’ailleurs, c’est d’abord cette joie que tous perçoivent : « il a montré sa gloire ». Ses disciples sont témoins des épousailles, et en devinent un peu seulement les dimensions : il est clair pour eux que ce Rabbi n’est pas comme les autres, qu’il vient d’ailleurs. Jamais Dieu et les hommes n’ont été si proches. En fait, dans l’AT Dieu parle souvent comme à une fiancée : « Je te fiancerai à moi pour toujours ; je te fiancerai dans la justice et dans le droit, dans la tendresse et la miséricorde ; je te fiancerai à moi dans la fidélité, et tu connaîtras le Seigneur » (Osée 2). En ce jour, il réalise cette promesse. Et ses disciples le croient.
Face à la barbarie de nos temps, on peut multiplier les « il faut, on devrait, y’a qu’à, réfléchir, etc. ». Mais la seule vraie réponse est dans nos vies : témoigner de la proximité de Dieu. Alors pour avoir la force, la lumière, essayons souvent de passer un moment avec Jésus et Marie, essayons de capter leur regard, d’entendre battre leur cœur ».
Père Charbel Pazat de Lys (osb) de l’Abbaye Sainte-Madeleine du Barroux
Voir également du Père Charbel Pazat de Lys (osb) :
La « Passion » selon le Père Charbel Pazat de Lys
Les « Vingt Demandes d'un enfant de parents séparés et les tentatives de réponse d’un parent Fidèle » du Père Charbel Pazat de Lys
Les « Noces de Cana » avec le Père Charbel (osb)