Le 7 juin 1660, un jeune berger provençal de 22 ans, Gaspard Ricard, à l’actuel Sanctuaire du Bessillon à Cotignac dans le Var, bénéficia d’une apparition de saint Joseph, qui l’interpellait ainsi : « je suis Joseph, soulève la pierre et tu boiras ». Le diocèse de Fréjus-Toulon a cet extrême privilège d’avoir accueilli les seuls mots prononcés par Saint Joseph, et que l’Eglise a authentifiés. Louis XIV l’année suivante, le 19 mars 1661, 10 jours après son accession au trône et après avoir pérégriné à Cotignac, consacra la France à Saint Joseph.
Voici l’homélie de Mgr Dominique Rey au Sanctuaire du Bessillon à Cotignac du 16 mars 2013 :
Comment pourrions-nous caractériser cette belle figure biblique de Joseph ? Cet homme silencieux et caché. Je pourrai définir sa psychologie spirituelle par un seul trait : la pudeur.
Notre monde est "voyeuriste". Tout doit se montrer, et tout se dire en permanence. Le succès des téléréalités, le règne de « l’extimité », lorsqu’on affiche son intimité et ses états d’âme sur les réseaux sociaux, la surexposition médiatique de ses émotions et de l’image de soi… témoignent de l’impudeur. L’invasion des écrans plats relève, non seulement d’une prouesse technologique, mais aussi d’une révolution optique : l’image devient source de lumière, d’où la fascination qu’elle exerce. La science donne ainsi à l’impudeur les moyens de son emprise.
L’impudeur, on la trouve, non seulement sur les moyens de communication sociale, mais aussi dans la rue par des modes vestimentaires indécents pour exciter le regard, dans la manière de mettre en scène son corps. L’impudeur touche aussi le monde artistique, jusqu’à porter atteinte à l’image de la personne, ou à la caricaturer. L’impudeur touche encore le monde médical, lorsque le patient ou le vieillard n’est plus considéré pour lui-même mais à travers sa maladie, son handicap, ses organes défaillants… L’impudeur, c’est l’instrumentalisation du corps, sa réduction à la seule fin de jouissance et de marchandisation.
Au contraire, Joseph nous offre le témoignage de la pudeur. Une pudeur faite de silence, de réserve naturelle et de recueillement. Joseph préserve l’intimité de son fils adoptif, Jésus. Il respecte l’altérité de Marie son épouse, dans le mystère de sa conception virginale et de sa maternité divine. La pudeur de Joseph enveloppe la Sainte Famille et la protège.
Cette pudeur de Joseph n’est ni la honte qui exprime un dégoût de soi, ni la pudibonderie, ni la pruderie qui affecte une réserve hautaine. La pudeur de Joseph est la garantie du mystère qui éclot en lui, le mystère de sa propre élection. Elle est la modification des sens, l’antidote de la vanité, la source de sa chasteté, le repli de sa prière. Il y a quelque chose dans la Sainte Famille qui ne sera jamais pleinement connaissable et maitrisable. Une part de secret qui réclame un effacement, et dans lequel se nichent, et la liberté de Dieu qui appelle, et la liberté de la réponse : l’amen de Jésus et le fiat de Marie. L’un et l’autre, Jésus et Marie, trouvent refuge dans la pudeur de Joseph.
Non seulement Joseph a pratiqué la pudeur, mais il nous l’enseigne. A son école, j’apprends que le secret de mon âme ne sera jamais accessible à autrui, que le mouvement de retour sur soi rencontre une présence vivante que j’abrite, celle de Dieu ; présence intérieure et trinitaire qui justifie ma vie et qui est le point de départ de ma prière.
L’attitude pudique à laquelle nous éduque Joseph, au contact de Marie et de Jésus, c’est aussi la délicatesse de rencontrer l’autre, sans l’accaparer. Joseph nous apprend que l’on peut aimer sans posséder. Cette abstinence de Joseph est faite d’écoute, d’attention intense vis-à-vis de Marie et de l’enfant Jésus qui lui a été confié. Cette modestie est une expression de la charité. La pudeur protège de la mainmise, de la prétention envahissante de tout savoir de l’autre, ou de tout dévoiler de soi-même. Elle est fille de l’obéissance. Elle atteste le primat de la grâce, et de la transcendance de Dieu. Elle est docilité face aux initiatives du Seigneur. La pudeur est l’humilité d’accepter que l’Esprit-Saint nous précède sur des chemins que nous n’avons pas balisés.
En respectant le projet de Dieu à l’égard de Marie, jusqu’à consentir à se rétracter en toute discrétion (en la répudiant en secret), Joseph apporte un démenti à une virilité qui excluait la féminité, à une virilité masochiste, une volonté de puissance qui n’intègrerait pas la part de délicatesse et de fragilité que réclament son épouse et son enfant nouveau-né. Toutes les formes de totalitarisme qui ont ensanglanté le 20ème siècle se sont nourries de l’exaltation de cette virilité dominatrice et destructrice qui conduit inexorablement à la déshumanisation parce qu’elle bannit la fragilité. Joseph nous parle de pudeur mais aussi de paternité. Les psychologues évoquent souvent la crise actuelle de la paternité. Lorsqu’on regarde l’évolution profonde de la société, on constate, non seulement un vieillissement considérable de la population européenne (dans 20 ans, 1 personne sur 3 aura plus de 50 ans), avec toutes les conséquences économiques et sociales que cette séniorisation implique, mais aussi, et paradoxalement, une puérilisation de l’homme contemporain. Dans un monde frappé par « l’éclipse de Dieu » (Benoît XVI), cette infantilisation se caractérise par l’illusion de la toute puissance, de la souveraineté de l’individu, et par la recherche de la satisfaction immédiate et narcissique des désirs. Il y a infantilisation, car la figure du père s’est éloignée. Le père s’est désengagé. Il est ailleurs. Il est quelquefois devenu le grand frère, le confident plus que le référent. Ou au contraire, son autorité a viré en autoritarisme. C’est le père cruel qui exerce la violence et la coercition, le père castrateur ou fouettard qui aliène et écrase.
Cette crise de la paternité est sur un fond de montée en puissance du « maternage », de besoin de « cocooning », de relations chaudes et fusionnelles. En s’adossant sur la théorie du genre, de nombreuses études fleurissent des études sur le déclin de la masculinité. Je pense au livre d’Anne-Marie Slaughter, « La fin des hommes », ou à la thèse d’Hanna Rosin « Le temps des femmes », ou encore à l’émergence de la culture androgyne. Il ya déjà quelques années, le film « Trois hommes et un couffin », présente des pères qui câlinent, usurpant à la mère son rôle. Ces images détériorées de la paternité s’expliquent en partie par le brouillage des identités sexuelles. Elles sont porteuses de germes de violence, de névroses et de pathologies. Elles induisent l’homosexualité. Elles détériorent également l’image de Dieu qui est un Père.
Joseph de Nazareth nous invite à réhabiliter l’identité masculine du père. La maternité est un acte d’incarnation, la paternité est un acte d’adoption. La mère « connaît », c’est-à-dire, étymologiquement, c’est d’elle que l’enfant naît. Le père, lui, « reconnaît ». Le père bénit l’enfant. Il lui révèle et lui confirme son unicité, sa distinction. Car la vocation du père est de nommer, c’est-à-dire de donner une identité. Par l’imposition du nom de famille, il transmet l’héritage ; par la désignation du prénom, il signifie la singularité. La femme qui vit l’extraordinaire aventure de l’engendrement physique, porte en elle une certitude à laquelle le père n’aura jamais pleinement accès. Car toute maternité est à dominante d’intériorité. Elle est sécurisante et nourrissante. Quelque part, l’enfant gardera toujours la trace, parfois la nostalgie, des entrailles qui l’ont hébergé. Le père, lui, souligne la séparation. Le père engendre de l’extérieur. Sa mission, c’est d’initier son fils à la vie sociale par des apprentissages et par des rites. Initier implique d’inscrire l’enfant dans une lignée, une histoire, une antécédence. C’est pourquoi l’Evangile de Matthieu évoque la figure de Joseph à l’intérieur d’une généalogie. Tout autant qu’un espace d’expérience de l’altérité, la cellule familiale est un lieu de mémoire, une mémoire tellement indispensable dans un monde amnésique qui a perdu ses racines. Le drame du projet de loi actuel sur l’adoption d’enfants par des couples homosexuels est, non seulement de priver l’enfant de l’altérité sexuelle dissymétrique des parents, tellement nécessaire à sa construction psychique, mais aussi de l’amputer de l’accès à son origine, à la généalogie qui constitue son identité.
Joseph assume pleinement cette diaconie de la transmission. Il apprendra à Jésus adolescent, le métier de charpentier. Il lui enseignera, comme à tout enfant juif, la Tora, la loi divine… Cette loi qui redit à l’homme sa limite, la frontière qui le sépare de Dieu et, en même temps, qui l’unit à autrui, cette loi qui rappelle à chacun les principes d’humanité et de sociabilité. En effet, la loi ordonne l’enfant à l’objectivité de la raison, à dépasser le sentiment, à s’exonérer du narcissisme et de la relation fusionnelle avec la mère.
Comme tout père, la mission de Joseph sera de promouvoir l’envol de son enfant dans l’aventure de la vie afin qu’il devienne sujet de sa propre histoire, qu’il apprivoise sa singularité, qu’il s’ouvre à l’avenir et aux autres, à son destin d’homme. Et cet engendrement est douloureux, comme le rapporte la scène du recouvrement.
Le propre de la paternité est d’exercer l’autorité. Autorité au sens étymologique, c’est faire « grandir ». Cette fonction paternelle n’est pas innée. On nait d’abord fils, on devient père plus tard. Eduquer, ne serait-ce pas apprendre à un fils à être fils, afin qu’il ait des chances un jour, de devenir père ? On pourrait ainsi comprendre, au sens pédagogique, cette parole de Jésus : « Nul ne va au Père, si ce n’est par le Fils » (Jn 14,6). Trop d’exemples actuels témoignent que l’on peut entraver le lent travail d’élaboration psychologique et spirituel de la maturité d’un jeune. On peut voler à un jeune son enfance en le traitant trop tôt comme un adulte, en l’exemptant de la loi qui ordonne la raison en vue du bien commun, en renonçant à la discipline et à l’effort constructeur qui permet d’accéder au réalisme du quotidien et à l’altérité.
Joseph a exercé sa tâche paternelle dans l’abnégation, à partir d’un double renoncement : en premier lieu, un renoncement à la paternité naturelle vis-à-vis de Jésus qui n’est pas engendré de sa chair ; en second lieu, un renoncement à l’union charnelle vis-à-vis de Marie, puisqu’elle a conçu sans lui, par l’opération du Saint Esprit. C’est à l’intérieur de ce double renoncement que Joseph devient le père nourricier du Fils du Père éternel. En Jésus, Dieu a voulu obéir à un homme. Jésus obéit à Joseph qui lui-même, obéit au Père. Joseph connaissait la supériorité de son inférieur. Et c’est à l’intérieur de cette connaissance que se niche sa profonde humilité.
En lui conférant le nom de Jésus, comme le rapporte St Matthieu (première annonce de la Bonne Nouvelle) ; en faisant couler les premières gouttes de sang de Jésus lors de sa circoncision, en prélude à sa Passion ; en sauvant l’auteur du salut de la colère d’Hérode par la fuite en Egypte. Joseph initie providentiellement son fils adoptif à sa mission rédemptrice, à sa vocation sacrificielle et sacerdotale. Mais il exerce cette mission prophétique toujours à l’arrière scène en s’effaçant de plus en plus, comme à reculons, jusqu’à ce que le Christ prenne toute la place, jusqu’à ce que, comme le Baptiste, il disparaisse tout à fait de l’Evangile alors que Jésus entre dans son ministère public.
A ceux qui l’aiment, Dieu n’est pas simplement présent en eux. Il est encore « manifesté » à travers eux. Quelque chose de lui devient visible aux autres à partir de l’étincelle de son amour qui palpite dans le cœur de ses témoins. Ainsi Joseph, qui s’est approché si près de son Fils, réfracte jusqu’à nous la lumière de Jésus. En ce jour, la foi de Joseph nous parle de la pudeur de Dieu et de son infinie paternité.
Monseigneur Dominique Rey - Sanctuaire du Bessillon à Cotignac - Le 16 mars 2013
Voir également de Monseigneur Dominique Rey :
L’Homélie « Joseph, passeur d’espérance » de Monseigneur Dominique Rey
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